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Présidente-Fondatrice de l’association 

Les P’tits Doudous

Infirmière-anesthésiste au CHU de Rennes

 

Bonjour Nolwenn, merci de nous accueillir dans les bureaux partagés de l’association et de l’entreprise Les P’tits Doudous à deux pas du CHU de Rennes.

Je t’ai rencontrée à l’occasion d’un vernissage du photographe Cyril Benoit où deux figures du monde médical et associatif du Grand Ouest étaient mises à l’honneur : le docteur Mohamedou Ly, cardiologue spécialisé en cardiologie pédiatrique et congénitale au CHU de Nantes, et toi.

Vos portraits respectifs étaient tout particulièrement mis en évidence dans la nef du lieu, et ce qui m’a frappée en voyant le tien pour la première fois, sans t’avoir jamais rencontrée, c’est à la fois la grande force qui s’en dégageait et la douceur profonde qui illuminait ton regard : une sorte de détermination tranquille bien amarrée !

Quand tu as pris la parole ce soir-là, pour présenter Les P’tits Doudous et évoquer ton parcours, une phrase en particulier, est restée gravée : « J’allais tout arrêter, j’allais quitter mon boulot, et c’est là que tout a commencé. »

Alors forcément, accompagnant des personnes souvent arrivées en bout de course professionnellement (ou même personnellement), j’ai voulu en connaître davantage sur ton parcours, et surtout faire entendre ta voix. Parce-que ton témoignage illustre bien à quel point agir en accord avec ses valeurs, passer à l’action même si cela semble s’apparenter à une goutte d’eau dans l’océan, créer le lien et déployer l’intelligence du collectif permet de créer des espaces de changement et d’action.

Elle est un peu bateau – mais nous n’en n’avons pas fini ensemble de filer les métaphores marines (rires)- c’est la citation attribuée à Gandhi qui me vient : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde

Souvent, pour ça, il s’agit de faire un pas de côté, de sortir du cadre… peut-être pour mieux y revenir d’ailleurs ou pour en arrondir, en assouplir les contours.

Peux-tu nous partager ton parcours ? La genèse des P’tits Doudous et comment un soir dans un état psychologique qui relevait de la souffrance au travail tu es sortie du cadre, tu as lancé une bouteille à la mer, et d’une situation que tu vivais comme sans issue, à part celle de changer de métier, tu as ouvert une porte sur l’infini, l’inimaginable ?

 Cela pourra peut-être en surprendre certains, mais ce n’est pas un métier que j’avais en tête depuis toute petite. Au lycée, je ne savais pas ce que je voulais faire. Je me cherchais un peu.  C’était compliqué.  Je savais que j’aimais bien le relationnel. Je savais que je ne voulais pas être derrière un bureau mais je ne savais pas ce que je voulais faire. En première et terminale, j’ai habité chez ma grand-mère où vivait également mon arrière-grand-mère.  Je l’aimais beaucoup, notamment parce qu’elle s’était occupée de moi quand j’étais petite. Là, elle était en fin de vie, elle avait quatre-vingt-dix-huit ans. Il y avait un infirmier qui venait matin et soir s’occuper d’elle et avec qui j’ai sympathisé. Je pense que ça m’a donné envie. J’aimais bien la relation qu’il avait avec mon arrière-grand-mère, avec moi. C’était devenu une personne importante dans la famille.  Quand mon arrière-grand-mère est décédée, j’ai vu la peine qu’il avait, et je me suis dit que c’étaient des relations vraies qui s’exprimaient dans des moments qui ne sont pas faciles. C’est tout ça qui m’a orienté je pense. J’ai passé le concours à Paris et me suis retrouvée à l’école à l’AP-HP Charles-Foix à Ivry-sur-Seine. J’étais contente ! J’avais ce que je voulais, et j’ai commencé à travailler.

J’ai beaucoup travaillé à l’Hôtel-Dieu en plein cœur de Paris puis au hasard des stages à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul (il n’existe plus aujourd’hui). C’est là que j’ai découvert la relation avec les enfants malades. J’ai fait la réa, les urgences, l’unité mère-enfant et un stage optionnel en pédiatrie pour être certaine que c’était ce que je voulais faire à la sortie de l’école. Une fois diplômée, j’ai postulé à Necker, et j’ai été prise. J’ai accepté un poste en réanimation neurochirurgicale pédiatrique. J’avais visité le service et ça m’avait énormément impressionnée tant du point de vue de la technicité que de la prise en charge des enfants. Les débuts ont été un véritable défi, donc un peu durs, mais finalement j’ai adoré travailler dans ce service pendant cinq ans. J’ai énormément appris auprès des anesthésistes qui géraient la réanimation et le bloc. Humainement, j’ai vécu des choses incroyables avec mes collègues, avec les enfants beaucoup et avec les parents. Rapidement, les anesthésistes avec lesquels je travaillais m’ont poussé à faire la spécialisation d’anesthésie. Je me souviens, ils me disaient « Nolwenn faut que tu te spécialises ». Ils devaient se dire que j’étais faite un peu pour ça. J’ai passé le concours et je l’ai eu – un peu à ma grande surprise d’ailleurs- et je suis repartie à l’école durant deux ans. Entre ma première et ma deuxième année, j’ai obtenu ma mutation à Rennes et je suis donc revenue en Bretagne – comme tous les Bretons, on part mais on revient toujours !

En poste au CHU de Rennes, j’ai commencé à travailler en tant qu’infirmière anesthésiste aux urgences adultes parce que la pédiatrie était à l’ancienneté. Mais je savais que je voulais faire de l’anesthésie pédiatrique. Anticipant que la pédiatrie allait arriver à l’Hôpital Sud, j’ai postulé pour que, sans attendre d’avoir une ancienneté suffisante, j’aie une chance d’en faire beaucoup plus rapidement. Et la pédiatrie est arrivée !

En 2008, j’avais donc enfin réussi ce que je voulais : être infirmière-anesthésiste en pédiatrie à Rennes.

Le temps passe : 2008, 2009, 2010, 2011, je fais ce métier, je suis contente. Et puis, le moment arrive où, sans pouvoir vraiment l’expliquer, ça bascule, et vite.

En fait, il faut rappeler que c’est quand même très violent d’aller au bloc opératoire quand on est un enfant et donc ça pleure beaucoup. Le truc c’est que tout le monde trouve ça normal. Normal, parce que c’est l’hôpital, normal parce qu’on se dit « bah il n’y a pas le choix », normal parce qu’alors qu’ils sont petits donc on les prend des bras des parents. Il y a eu, pour moi, une accumulation de choses je pense. Peut-être parce que j’avais moi-même des enfants petits. Bref, j’étais fatiguée et j’ai commencé à faire une fixation sur ces pleurs. J’ai commencé à beaucoup les entendre, beaucoup plus que ceux d’avant. En très peu de temps – je dirais une quinzaine de jours – une accumulation de petits éléments m’ont vraiment fait descendre et ont fini par me rendre ce métier insupportable.

Le premier, c’est un enfant qui est arrivé avec les pompiers avec une fracture du fémur. Je m’en rappelle très, très bien. Et il hurlait, mais il hurlait ! Et moi, j’avais du mal à supporter les pleurs, plus que d’habitude, plus que ce que je voyais pour mes collègues. J’avais un plateau avec des seringues, des produits d’anesthésie, de la morphine… enfin tout pour vraiment le soulager rapidement, pour que ça s’arrête.  Quand je suis arrivée à côté de ce petit garçon, il avait sa jambe immobilisée, il n’avait pas mal, il n’avait pas peur mais là il m’a dit : « Je n’ai pas mon doudou et je ne peux pas dormir sans mon doudou. » J’avais tout ce qu’il fallait pour l’endormir mais je n’avais pas de doudou ! Et là, je me suis vraiment sentie nulle, en dessous de tout. On peut avoir un super plateau technique mais si on n’a pas un doudou alors que c’est juste ça dont il a besoin pour rentrer au bloc, c’est qu’on est passé à côté de quelque chose. On l’a endormi et je me suis dit, voilà, il pleure juste pour ça. On l’a endormi en pleurant, et chez nous, on dit qu’on se réveille comme on s’endort. Donc évidemment, il s’est réveillé en pleurant.

Je suis rentrée chez moi avec ça. Je sentais que ça n’allait pas. Les jours qui ont suivi je suis revenue à l’hôpital. Ces pleurs prenaient de plus en plus de place et devenaient envahissants. Puis, il y a eu un jour précis où, j’étais en salle de réveil, et, par un jeu de portes qui s’ouvrent, je voyais les entrées au bloc. Dans l’après-midi, j’ai vraiment été en difficulté.  J’étais focalisée sur le fait qu’un enfant allait encore arriver et que cet enfant serait en pleurs. J’appréhendais que les portes s’ouvrent. Et en même temps, je voyais mes collègues aller et venir, parfois rigolant, sans appréhension aucune manifestement. Et là, je me suis dit c’est moi le problème. C’est moi, parce que tout le monde dit que c’est normal, qu’on ne peut pas faire autrement et moi je n’y arrive pas.

Je suis rentrée chez moi, je ne sais même plus comment, je ne me rappelle pas du trajet. Je suis rentrée et j’ai dit à mon mari : « Je vais changer de métier, je vais arrêter. » C’était horrible parce-que je ne voyais pas du tout ce que j’allais faire. J’avais choisi ce métier. J’avais enfin réussi à être là où je voulais être, et pourtant, ça n’allait pas ! Et quelque part, ça me mettait mal à l’aise…je pense que c’est une question de tempérament. Et me dire : ça ne va pas, je jette l’éponge, et bien pour moi ça veut dire abandonner. J’avais ce sentiment d’abandonner !

C’est là, sur mon canapé, plongée dans mes réflexions et mon sentiment d’échec, que j’ai repensé à ce petit garçon – celui qui avait oublié son doudou. Et je me suis dit que pour lui ça devait être vraiment important ce doudou, et peut-être que ça c’était peut-être à ma portée. Je connaissais l’entreprise Moulin Roty et je suis allée sur leur site internet. J’ai pris contact et envoyé une bouteille à la mer : « Aidez-moi ! On n’a pas un doudou pour les enfants à l’hôpital ! »

J’ai envoyé le mail et ça m’a fait du bien, tout en me disant : de toute façon, il ne va rien se passer. Mais c’était moins dur pour moi de me dire : ça ne va pas mais au moins je fais quelque chose, plutôt que ça ne va pas et en plus je ne fais rien.

 

Est-ce que le fait d’être arrivée au bout du rouleau, au pied du mur, c’est-à-dire d’avoir commencé un travail de décrochage, notamment de l’institution, t’a permis de t’autoriser ce mail, de poser une dernière tentative, hors du cadre ?

Oui, je ne l’avais pas vu comme ça mais c’est à peu près ce qui s’est passé. Je n’étais déjà plus là, j’envoyais un mail sans vraiment y réfléchir. C’était plus une impulsion, un cri de détresse quelque part. Je m’étais dit : ils en feront ce qu’ils voudront à l’hôpital si un jour ils reçoivent quelque chose. Je me rappelle me dire qu’offrir un doudou ce n’était pas la priorité de l’hôpital, qu’ils essayaient déjà avec leur budget de payer tout le monde. On n’arrive même pas à faire une couche de peinture sur les murs alors financer des doudous… Je me suis dit que j’allais les faire rigoler, que j’allais peut-être même être ridicule avec mon histoire de doudous.

Pareil pour Moulin Roty, je pensais qu’ils ne me répondraient jamais. Demander de l’argent ou des doudous ce n’est pas facile.

Et puis, finalement, c’est vrai, le ridicule ne tue jamais, d’autant que j’ai vraiment eu raison d’envoyer ce mail, puisqu’ils m’ont répondu, ils m’ont même envoyé un carton de doudous pour les enfants de l’hôpital !

Et là ça a été en enchainement de déclics pour moi et pour tout ce qui allait suivre.

Le premier, je me rappelle très bien, c’est lorsque j’ai reçu le carton chez moi. Ils étaient là, devant moi, c’étaient des petits canards verts. C’était beau ! Ça m’a fait un bien fou parce que je me suis dit :  ils ont entendu !

Le deuxième, un peu plus tard, c’est un petit garçon à l’hôpital à qui j’ai donné un de ces doudous et qui m’a dit : « Tu me donnes ça parce que j’ai été fort ! ». Et oui, évidemment, c’est pour ça. Ça y est, on était loin des pleurs et de notre incapacité à répondre de façon appropriée à la détresse d’un enfant qui part au bloc.

Le troisième, ça été de voir le bien que ça faisait à mes collègues de donner un doudou à un enfant. Et là je me suis dit :  donc finalement je ne suis pas seule !

 

Si je résume, avoir le sentiment d’être entendue, de bien faire son métier et de ne pas être seule, c’est ce qui a remis du sens dans ton quotidien professionnel.

Mais j’entends aussi, en filigrane, que ton mail et ce carton de petits canards verts sont venus modifier le rapport entre les soignants et les enfants, mais aussi entre les soignants eux-mêmes en libérant la parole en quelques sorte, et, peut-être même entre les soignants et l’institution. Comment ça s’est passé ensuite pour toi dans ces différents cadres ? Comment l’as-tu vécu ?

Oui c’est exactement ça !

Je me souviens de Madeleine Chapuis, une chirurgien-orthopédiste, qui un jour est venue me voir et me disant : « Est-ce que je peux donner un doudou à mon petit patient qui arrive ? » Oui évidemment ! Mais c’est ça, c’est que tout en remettant de l’humain dans nos soins, dans notre relation aux enfants, et bien ça venait aussi mettre de l’humain dans nos rapports de soignants, en floutant la hiérarchie qu’instaurent les différentes fonctions présentes à l’hôpital.

Quant à la libération de la parole, et le fait de se sentir moins seule, je repense à une collègue dont j’ai reçu un mail qui m’a bouleversé. Ce mail disait qu’elle était comme moi, qu’elle était toute seule, et qu’elle était partie. Elle disait qu’elle n’avait pas eu l’idée ou la volonté, et qu’elle avait jeté l’éponge. Elle me remerciait d’avoir fait ça pour les enfants. Je travaillais avec elle tous les jours, elle était vraiment en souffrance à cette époque et je n’ai rien vu. Ça m’a vraiment touchée. Je réalisais à quel point on manquait de communication entre nous, à quel point on était nombreux à se sentir seuls.

Et pour ce qui et de l’institution, oui c’est très codifié chez nous. Il y a effectivement une forme de rigidité. Et c’est vrai, c’est ça qui est dingue avec le réseau Doudous aujourd’hui, c’est que ça rassemble tout ce qui se fait dans un établissement de santé, qu’on soit chirurgien, secrétaire-médicale, aide-soignant, brancardier, infirmière etc. Ce n’est plus le sujet, on est là juste pour donner, même si parfois ça implique de strapper la hiérarchie.

Je me rappelle en 2018 au moment de la Route du Rhum, on s’est retrouvé à quarante autour d’une grande tablée, tout le monde discutait sans avoir aucune idée de la fonction que chacun occupait à l’hôpital. Et à la fin, en faisant un tour de table, je me suis rendue compte qu’en fait, à nous tous, on aurait pu recréer un hôpital. Et ça, c’est quelque chose de très important dans le réseau Doudous, on est tous soignants quand on s’engage. Et c’est certainement pour ça que je n’ai jamais quitté l’hôpital.

Depuis 2018, je suis Fellow Ashoka. Ashoka c’est une ONG qui sélectionne des entrepreneurs sociaux dont le projet est porteur de progrès social. Pour cela, une fois devenu Fellow, ils donnent les moyens de faire grandir le projet et son impact durant trois ans. Ils m’ont demandé d’accorder un plein temps durant ces années aux P’tits Doudous. Quand j’ai senti qu’ils allaient m’enlever de l’hôpital, j’ai senti que c’était impossible pour moi.

C’est le paradoxe, je voulais partir et quand on m’en a donné l’opportunité, je refusais parce que ça m’était impossible. J’ai d’ailleurs négocié un mi-temps sur l’asso et un mi-temps à l’hôpital.

Et c’est un équilibre qui me va bien, même si aujourd’hui le planning est un peu compliqué. Mais j’ai besoin d’être avec mes collègues, d’être infirmière-anesthésiste, de voir les enfants arriver, de regarder ce qui se passe, de connaître les difficultés réelles, de voir ce qu’on va pouvoir faire demain. J’ai besoin de ça, et je sens que ça m’équilibre. Ça m’équilibre de voir que mon vestiaire est toujours au même endroit, qu’une salle de bloc c’est toujours pareil, que mes collègues sont là, que je dois faire mon travail comme les autres. Finalement, c’est comme la planche à voile (mon autre passion). Ce sont mes repères, ceux qui me permettent de naviguer par ailleurs avec Les Doudous dans des eaux souvent incroyables, incroyables de rencontres, de projets, de surprises, d’innovation mais aussi de charges, de jonglages…

 

Justement, pour revenir plus spécifiquement aux P’tits Doudous, à sa genèse et aux différentes phases de développement – parce-que ces phases sont importantes, les P’tits Doudous en 2024, ce ne sont pas les P’tits Doudous de 2011.

Sans parler de cette année 2023 – l’année des 10 ans de l’association d’ailleurs – qui a été une année absolument dingue en termes de reconnaissance et de projets d’envergure : le trophée Femme de Bretagne, la médaille de l’ordre national du Mérite, le lancement avec le skipper Armel Tripon de la construction d’un IMOCA en carbone réemployé… pour ne citer qu’eux.

Comment as-tu vécu cette décennie, comment vis-tu ces multiples casquettes (soignante, présidente d’asso, cheffe d’entreprise, mère de famille, épouse, véliplanchiste 🙂 et cette accélération incroyable depuis deux ans?

Oui c’est fou !

La genèse, elle est finalement simple, aussi simple presque que le mail envoyé à Moulin Roty. Une fois le premier carton de doudous vide, on s’est dit qu’il fallait créer une structure pour lever des fonds et acheter des doudous. C’est comme ça qu’un soir de garde, avec deux collègues, on a créé Les P’tits Doudous en téléchargeant des statuts sur internet. C’était en 2011. On a fait ça tout petit, en toute discrétion, dans notre coin.

Le second pas, celui qui nous a permis finalement de créer un modèle, ça été pour moi celui de lier les P’tits Doudous, l’hôpital, les enfants, mon métier à un autre sujet qui m’animait énormément : le recyclage et l’écologie.

Au bloc, à l’époque, je travaillais déjà sur le tri des déchets. Un jour, j’ai fait le lien entre les métaux qu’on jetait, leur valorisation et notre besoin de financement. Je me souviens, je me suis dit : d’un côté je cherche des sous, et de l’autre on en a plein les poubelles. Je voulais acheter les doudous avec ça. J’en ai parlé à une collègue médecin anesthésiste et elle m’a dit ok, j’en parle au bloc à côté, puis à celui d’à côté et de fil en aiguille jusqu’à Rennes nord tout le monde a commencé à remplir des cartons de fils. On faisait six tonnes à peu près par an sur Rennes. Ça parlait à tout le monde, c’était facile, on opérait en circuit-court, tout le monde se sentait agir et ça finançait les doudous pour les enfants.

Forcément, au bout d’un moment il fallut prévenir l’institution (on y revient). Il s’agissait d’officialiser ce qu’on faisait au sein des Doudous. Parce qu’en fait on vendait du matériel acheté par l’hôpital, considéré, une fois utilisé, comme des déchets. Ce n’est pas très bien passé sur le moment. J’ai proposé de rédiger un protocole pour sortir ces métaux en sécurité. Une fois de plus, à l’impossible nul n’est tenu. Je n’y croyais pas et ça été validé, signé. C’était un pas énorme ! Les P’tits Doudous devenait une structure officielle au sein de l’hôpital, et pérenne grâce à un modèle économique viable basé sur le recyclage.

A partir de là, on a grandi.

En actions puis en taille. Les deux étant liés.

En actions, parce qu’on s’est rapidement lancé dans la création d’un jeu vidéo pour accompagner les enfants avant le bloc. On était persuadé que ce jeu existait déjà. On a cherché, on ne l’a pas trouvé. On aurait pu se dire dommage on s’arrête là. Et puis grâce à des rencontres, des mises en relations, on s’est lancé dans la création du jeu. On l’a sorti en six mois. Au final, on s’était tous dit : on n’a rien à perdre si ça ne marche pas, mais on a tout à gagner si on y arrive, et tout ça pour les enfants. C’est la même philosophie que le mail : on essaie au mieux et on voit ce qui se passe. On a effectué un travail de dingue. On l’a sorti et quand les enfants ont commencé à jouer avec c’est allé très vite.

Mon chef de service a lancé une étude pour évaluer l’impact de l’application sur le score d’anxiété des enfants. Les résultats ont été sans appel. Notre jeu était devenu une prescription médicale. Il est entré dans la prise en charge officielle.  Et son impact sur l’anxiété, sur la consommation de médicament, sur la durée de séjour avait été évalué, validé et forcément publié.

C’est là que les P’tits Doudous ont commencé à grandir en taille. Avec la multiplication des publications sur nos scores d’anxiété, d’autres équipes dans d’autres structures ont voulu utiliser le jeu. Le modèle des Doudous a connu une nouvelle étape. On a proposé aux soignants qui nous sollicitaient de créer une structure P’tits Doudous, de s’engager dans le recyclage des déchets, dans l’achat de doudous et nous on leur donnait tous nos outils. La deuxième asso est née en 2015, et aujourd’hui on continue, on est plus de 2000 soignants engagés dans ce réseau qui compte 136 asso. On arrive à accompagner plus de 150 000 enfants par an et on a recyclé près de 300 tonnes de métaux !

C’est fou, vraiment c’est fou. Ça me dépasse parfois mais au fond, ce que je retiens, c’est que tout est parti d’un mail et ça on peut tous le faire, tout le monde peut envoyer un mail.

 

Effectivement, tu parles beaucoup dans ton TEDx de cette tension entre ce qui dépasse, qui ne s’appréhende pas et le besoin, l’élan nécessaire pour faire, se mettre en action et garder le cap. J’ai l’image de Nolwenn capitaine de navire, le navire étant le collectif aujourd’hui formé par le réseau des Doudous. Je t’entends presque dire : « On garde le cap : ça peut dévier, il peut y avoir une tempête, il peut y avoir de la houle mais on garde le cap. On y va, on essaie. On reste en mouvement pour les enfants. »

Exactement, le nombre de fois où je me serais arrêtée si je m’étais dit « Je ne peux pas ! »

Je n’étais pas légitime pour tout ça, je ne suis pas légitime du tout : j’ai fait une formation d’infirmière-anesthésiste.  Aujourd’hui, je fais aussi les déclarations de TVA de notre structure Doudous Développement, on travaille avec des mécènes – on a un réseau extraordinaire-, on construit et co-finance un bateau de course bas carbone…

Mais on a tous ce syndrome de l’imposteur je crois.

Je vois David, infirmier aussi, notre directeur de la communication que j’entends parfois dire « J’ai pas fait d’école de com, je suis pas légitime… » mais il fait la com des Doudous avec ses tripes, parce qu’il vit l’histoire, parce qu’il porte le projet. Je lui dis régulièrement : « J’ai besoin de toi, je ne veux pas que la com soit faite sans ton regard, parce que c’est ce regard-là qui fait qu’aujourd’hui on en est là. »

Quand les gens sont passionnés, ils sont capables de faire des choses incroyables.

Les Doudous c’est un collectif et c’est parti d’un mail.

Si je réussi juste à faire passer ça : envoyer un mail, ce n’est rien ! Ce n’est rien, mais faites-le ! Faites-le parce qu’en fait je crois qu’on s’interdit de faire beaucoup de choses, même de toutes petites choses parce qu’on pense qu’on n’y arrivera jamais. Mais rien que cette phrase, se dire « Je n’y arriverai jamais » cette phrase, elle ne devrait même pas exister, elle devrait être bannie !

Et surtout à l’hôpital…

Surtout à l’hôpital !

Finalement, en traversant cette crise pro, cette période de souffrance au travail, tu as recousu progressivement le sens aux endroits qui suintaient pour toi, pour tes collègues, pour l’institution mais aussi pour les enfants et les parents.

En plus du sens, avec tes fils magiques, tu as créé un nouveau cadre, un espace de liberté porté aujourd’hui par le collectif, et on connaît la puissance de feu du collectif aligné sur un objectif et porteur des mêmes valeurs.

Clairement, la particularité des Doudous c’est que les gens avec qui on travaille, tous, sont des gens qui viennent pour le projet et les valeurs qu’ils portent, l’engagement pour les enfants et pour la planète.

 Et puis la magie vient des rencontres. Les rencontres des personnes, des talents, des compétence… Je dis souvent : les Doudous, on en réaliserait un film, je verrais ça au cinéma, je n’y croirais pas, ça n’arrive jamais dans la vraie vie, jamais ! Et puis, un jour tu te retrouves invitée à l’Élysée par Emmanuel Macron, toi l’infirmière-anesthésiste au CHU de Rennes. Et finalement, tout ça, ce n’est pas du cinéma, ça arrive bel et bien. Et ce sentiment étrange, surréel, je l’ai eu tellement de fois avec les Doudous, et encore toujours aujourd’hui. Je suis même parfois perturbée de tout ça. Mais je m’en nourris. Je me nourris de ces rencontres, de ces échanges, de ces projets. Je ne m’explique pas tout. Le nombre de fois où je me suis dit : on voudrait ne pas le faire qu’on n’y arriverait pas parce que les choses s’alignent tellement, c’est incroyable ! Que ce soit pour le jeu vidéo, pour le bateau, pour le réseau à 136, pour tellement de choses encore…

Après, à côté de ça, c’est beaucoup de travail, c’est beaucoup d’engagement de la part de tous les soignants, des mécènes, sans parler de l’équipe noyau dur de l’asso.

En fait, c’est une aventure humaine de dingue !

Peux-tu nous en dire un peu plus justement sur le projet voile avec le skipper Armel Tripon ? Comment est-il arrivé dans l’aventure Doudous ? Qu’est-ce que le projet IMOCA ?

Tout part toujours de ce mail à Moulin Roty ! Enfin là c’est même avant (rires).

Moulin Roty soutien depuis 2003 un skipper, Armel Tripon, et en 2016 ils ont l’idée de faire le lien entre les deux, et de nous aider, via leur sponsoring voile, à avoir plus de visibilité. C’est en 2003 qu’Armel gagne la mini-transat avec un bateau Moulin Roty, lequel avait été financé par la vente d’un doudou en édition spéciale. Après cette victoire, Moulin Roty décide de nous céder la visibilité et c’est là, en avril 2016, que je rencontre Armel, à Saint-Malo, sur son class 40.

En un après-midi, on colle un autocollant dans ses voiles. A cette occasion, j’apprends qu’il a eu un parcours hospitalier avec son dernier fils, qu’il a connu ce milieu anxiogène pour les enfants et pour les parents, qu’il est sensible à la cause. Il est par ailleurs très investi dans la défense des éco-systèmes marins et le développement durable. On co-construit notre projet, on partage les mêmes valeurs encore une fois.

En 2021, après son Vendée Globe où il avait emmené un doudou, on fait un bilan. Armel nous dit : Il faut aller plus loin, donner encore plus de visibilité à l’asso. Et il propose de baptiser son bateau avec notre nom. Une fois de plus, je ne vois pas très bien comment on va faire ça financièrement, mais je dis ok on tente. C’est là qu’on décide de proposer à nos mécènes de financer le budget de fonctionnement du bateau d’Armel et de nous laisser la visibilité. Et je trouve ça génial d’aller voir des entreprises, de solliciter nos mécènes pour leur dire donnez-nous de l’argent, pas pour mettre votre logo mais le nôtre ! Et en plus on a besoin de vos salariés, de leurs expertises pour bénéficier d’un mécénat de compétences sur tous nos projets. Et finalement, nous avons obtenu un trimaran aux couleurs de l’association fin 2021. C’est vraiment fou quand tu vois un tel bateau aux couleurs des Doudous.

Aujourd’hui, c’est le bateau de tous les soignants du réseau. On les emmène en mer sur le trimaran, on organise des rencontres, on fait grandir ce projet voile qui cristallise à la fois notre fierté et nos engagements sociétaux et environnementaux. Finalement, à notre échelle de soignants on essaie d’apporter notre pierre pour construire le monde de demain, pour nos enfants, pour la planète.

Vous êtes finalement aux portes de la reconnaissance nationale avec l’IMOCA ?

Oui exactement, à 136 associations on peut dire qu’on est connu et reconnu dans le milieu hospitalier mais finalement nous ne sommes pas connus du grand public. Et malgré tous nos mécènes extraordinaires, c’est le grand public qui permet de légitimer une association pour qu’elle puisse continuer à se développer en France, à l’étranger et que finalement, la prise en charge des enfants à l’hôpital soit sur la carte politique et qu’on donne les moyens à l’hôpital de porter sa mission.

Je sais que le bateau est un médium puissant, fédérateur au sein des Doudous mais aussi pour le grand public. Porter ce projet avec Armel à travers la voile, la mer, surtout en bretonne que je suis, est devenu un axe essentiel de la mission et du développement des Doudous.

Je vois déjà à quel point ce projet cristallise les élans. On est en train de construire un IMOCA, un bateau incroyable, avec des matériaux encore jamais utilisés, comme des fibres de carbones déclassées, du titane récupéré dans les blocs opératoires pour les pièces d’accastillage. Un bateau qui n’a jamais été fait, totalement conforme à nos valeurs et qui fédère tout le réseau : soignants, mécènes, salariés de nos mécènes. Tout le monde est en train de recycler des câbles un peu partout dans les entreprises.

Je ne sais pas où tout ça va nous mener, comme je le disais tout à l’heure, il y a dix ans je n’aurais jamais pu imaginer le dixième de ce qui s’est passé mais aujourd’hui je suis portée par le besoin que les soignants soient reconnus, que ça fasse partie de leur job demain de faire des doudous et que les hôpitaux ne jettent plus de métaux dans les poubelles et que nous, on puisse amener ces mêmes soignants en mer, naviguer pour leur faire du bien autant que possible.

En fait, si je résume toutes vos actions sont orientées vers la santé : celle des enfants, celle des soignants, celle des océans, de la planète…

C’est exactement ça ! Et c’est pour ça que je ne perds pas et, je pense que je ne perdrai jamais, ma motivation.

Justement, on arrive à la fin, en plus de ton infinie motivation, si tu avais un super-pouvoir aujourd’hui, lequel choisirais-tu ?

Là tout de suite maintenant, j’aimerais avoir le pouvoir de faire en sorte que les hôpitaux aient l’interdiction de jeter des métaux, que les soignants soient valorisés et les enfants toujours mieux accompagnés en France et partout ailleurs. Voilà, j’aimerais avoir ce super-pouvoir pour que ça aille beaucoup plus vite. Au nouvel an 2024 j’ai fait le vœux qu’aucun fil de bistouri électrique qui contiendrait du cuivre ne soit jeté.

Si pendant quelques heures tu pouvais être un homme ?

C’est drôle parce-que je l’ai écouté ce matin ! Je dirai Grand Corps Malade notamment pour sa chanson sur les femmes . Je la trouve très belle, et j’aurais aimée être dans sa tête quand il l’a écrite. Évidemment, je suis féministe, et c’est important de défendre les femmes mais je trouve que le duo femme-homme, homme-femme, c’est vraiment le bon duo, c’est respectueux dans les deux sens.

Et justement, si tu étais une autre femme pendant quelques heures ?

C’est fou, parce que j’ai aussi lu un truc d’elle récemment, c’est Simone Veil. Elle a bataillé, elle a fait avancer les choses avec le droit à l’IVG. Elle a vécu les camps.

Je pense aussi à Marie Curie dont j’adore la réponse quand quelqu’un lui demande ce que ça fait d’être mariée à un Prix Nobel et qu’elle dit « Demandez à mon mari ! ». Aucune limite, j’aime ça !

Pour finir, la bande-son des Doudous en 2024 ?

Feeling Good de Nina Simone pour que tout le monde ait la chance d’apprécier de temps en temps une rivière qui coule au soleil. C’est un challenge mais on ne va pas lâcher, on n’a qu’une vie.

Le prochain rendez-vous pour les P’tits Doudous ?

 A la fin de l’été ! On va mettre le bateau, l’IMOCA à l’eau à La Trinité-sur-Mer. Ça va être splendide !

Toutes les info :

L’aventure Doudous en images :

Team Doudous

Le recyclage Doudous

Team Doudous

 

* Par respect pour le cadre déontologique de mes accompagnements – notamment la confidentialité des échanges – les personnes que je choisis d’interviewer pour ce blog, quand elles ont fait la démarche d’un coaching, d’un bilan de compétences ou d’une thérapie, l’ont fait auprès d’autres professionnels. Ces portraits mettent en lumière avant tout des trajectoires professionnelles / personnelles, et les processus qui sont à l’oeuvre. Ils n’abordent pas directement,  et ce, volontairement, le sujet et les champs de la thérapie.